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Guy Rocher est incontestablement un grand sociologue qui mérite d’être qualifié de monument de la pensée sociologique.  Tout au long de sa vie adulte, il a mis son expertise scientifique et ses qualités professionnelles au profit de la société québécoise. 

Il a incontestablement été un chef de file de sa génération et un intellectuel influent durant la période allant de la Révolution tranquille jusqu’à tout récemment.  Dans ses nombreuses prises de position, Guy Rocher prônait  l’égalité des chances, la justice sociale et l’égalité entre les sexes ou les genres.  Il a adhéré à un certain nombre de grandes causes comme la laïcité, la défense et la promotion de la langue française, l’accès à l’éducation pour le plus grand nombre par le biais de la gratuité scolaire et du salaire étudiant et, last but not least, l’indépendance du Québec.  Nul doute que l’implication de cet homme dans nos grands débats de société, de la fin des années cinquante jusqu’à aujourd’hui, a été profitable à une frange importante de la population d’ici. Dans les prochaines lignes, je veux vous parler du sociologue que j’ai lu et de l’acteur social qui m’a interpellé. On me permettra d’esquisser, à grands traits, des éléments de sa vie et de m’étendre un peu plus longuement sur d’autres aspects étroitement associés au changement social de la province.  De plus, je présenterai quelques points forts de sa démarche théorique en sociologie.

De 1924 au début des années cinquante

Guy Rocher a vu le jour le 20 avril 1924. Après de brillantes études classiques, il s’engage à temps plein au sein de la Jeunesse étudiante catholique (JEC). Il effectue, quelques années plus tard, un retour aux études qui le mènera de l’Université Laval à la prestigieuse Université Harvard où il obtiendra un philosophiæ doctor (Ph. D.) en sociologie. C’est grâce à une bourse d’études du Père Lévesque – qui a d’abord sollicité un prêt auprès de Jean Marchand,  Secrétaire général de la Confédération des travailleurs catholiques canadiens (l’ancêtre de la CSN)- que Guy Rocher a été en mesure d’acquitter ses frais de scolarité américains qui étaient, même à cette époque, exorbitants.

Guy Rocher a grandi et évolué dans un Québec tantôt frappé d’immobilisme – « L’ancienne société traditionnelle, cléricale, repliée sur elle-même »- et tantôt pleinement engagé sur la voie de la mutation et de la modernisation de certaines de ses institutions politiques, sociales et culturelles – « une société postindustrielle, laïque, appartenant de plus en plus à la civilisation nord-américaine » -. 

Authentique « sociologue citoyen », il n’a jamais craint, dans ses analyses, de porter un regard critique sur la réalité sociale.  Sa pratique sociologique a été marquée par un va-et-vient presque incessant entre, d’une part, la pratique de l’action et, d’autre part, la pratique de l’interprétation.  Cette dynamique, entre ces deux pratiques, a débouché sur une soif de comprendre et d’expliquer l’énigme du changement social tout en participant à la transformation de la réalité sociale.  La célèbre triade du chanoine  Cardijn – fondateur des mouvements d’Action catholique -, c’est-à-dire « voir, juger, agir », aura eu l’heureux effet d’inspirer le jeune Rocher sur le plan de la méthode à appliquer dans l’observation et la nécessaire intervention transformatrice du social.  Mais, les quatre années passées – de 1943 à 1947 – en tant que dirigeant permanent de la JEC, si riches soient-elles, lui font réaliser « la pauvreté » de son « appareil intellectuel » pour interpréter « le milieu social et l’énigme de ses transformations».  La découverte de la sociologie sera alors déterminante dans la suite de sa carrière.

Guy Rocher connaît certes un parcours scolaire atypique. Après des études classiques ininterrompues qui le mènent à l’obtention d’une licence en droit, son association à la

JEC l’amène à militer bénévolement sur diverses questions qui touchent la société québécoise, alors que deux hommes auront une influence majeure dans sa destinée : le père Georges-Henri Lévesque et bien entendu Paul Gérin-Lajoie. Pourquoi ces deux personnes ? D’une part, comme mentionnée plus haut, c’est le père Lévesque qui a parrainé Guy Rocher dans ses démarches d’inscription à l‘Université Harvard et, d’autre part, Paul Gérin-Lajoie en fera un commissaire chargé de formuler des recommandations porteuses d’avenir en matière d’éducation pour la province de Québec – et j’ai nommé la célèbre Commission Parent, nous y reviendrons.

De retour à l’université, vers la fin des années quarante, Guy Rocher se familiarise avec les grandes théories interprétatives sociologiques qui ont pour auteurs : Comte, Marx, Weber, Durkheim et Parsons.  Il prend connaissance également des résultats des recherches empiriques des sociologues rattachés à l’École de Chicago.  Une « muraille » se dresse toutefois entre ces deux approches qui lui semblent aux antipodes l’une par rapport à  l’autre.  Aucun accord « entre la théorie » et « les recherches empiriques » ne lui apparaît envisageable. C’est la lecture de l’ouvrage d’Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique (1835), qui donne l’occasion à Guy Rocher de faire le lien entre les grandes théories sociologiques et la réalité empirique, ce qui sous-entend le passage de la pratique sociale à l’interprétation du changement.

Pour l’essentiel, la nature des propos de Tocqueville, lui permet ce « premier regard sur une société en mutation ». Autrement dit, ce livre l’amène à saisir comment  un processus de mutation sociale peut se trouver orienté dans la voie de « l’implantation d’une démocratie ».  Toujours à partir du même auteur et son oeuvre, à Guy Rocher conçoit la possibilité « (d’)entrer dans les arcanes de la sociologie théorique de Talcott Parsons. ». Une lecture plus « attentive » de ce dernier lui fait découvrir qu’il y a là « une théorie sociologique de la société démocratique face aux sociétés totalitaires fascistes et communistes ».  Mais, cette approche théorique parsonnienne ne lui apporte pas l’essentiel de la méthode qu’il réclame pour mieux comprendre la dynamique du changement social. 

Les années cinquante

Au début des années cinquante, son expulsion de l’Université Laval, d’abord à cause de son implication dans la campagne d’appui aux grévistes d’Asbestos; ensuite sa pratique de la sociologie, alors qu’il observe durant cette décennie les membres des groupes dominants – le clergé et le pouvoir politique – réfractaires au changement; puis enfin, son implication dans les années soixante qui lui procurent « l’intense sentiment d’assister et de participer à une mutation sociale, politique et culturelle », tout ceci amène Guy Rocher à réaliser qu’il porte en lui les marques indélébiles de son « temps historique ».  Il réalise donc qu’il est complètement imperméable à toute forme de déterminisme et constate aussi, qu’il n’y a « pas d’évolution nécessaire ni irréversible. ». Refusant les dogmes « qu’ils soient religieux, politiques ou autres »,  sa perception du changement lui sera suggérée par le mot suivant : « contingent ».  Est contingent « ce qui peut se produire ou non ».  Rocher nous confie que ses pratiques théorique et orientée vers la réforme sociale découlent d’une approche qui nous ramène toujours à sa lecture d’Alexis de Tocqueville, c’est-à-dire qu’il ne peut y avoir dans les sociétés démocratiques que des « changement(s) raisonné(s) ».  Il devient donc clair pour Guy Rocher que la dynamique du changement social ne réside pas dans de supposées « lois de l’histoire », bien plutôt dans cette force mobilisatrice qui accompagne des acteurs sociaux suffisamment motivés pour s’engager dans la voie du changement social désiré.  Pour le théoricien qu’est Guy Rocher, il ne peut y avoir qu’une sociologie : celle qui crée des outils pour comprendre le changement social.  Il en est ainsi, parce que « (l)e changement social, inhérent à la société, à la vie sociale, à tout ce qui est vivant, sera une source indéfinie de nouveaux défis. ». La tâche du sociologue consiste justement à « comprendre ce qui change, comment les sociétés se transforment et d’expliquer pourquoi le changement, dans sa « contingence »,  est allé, va ou peut-être ira dans telle direction plutôt que telle autre. 

Des années cinquante jusqu’aux années 2010

            Une fois son doctorat en poche, il est embauché comme professeur de sociologie, d’abord à l’Université Laval et ensuite à l’Université de Montréal.  Le professeur Guy Rocher est aussi connu pour sa contribution au sein de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, mieux connue sous le nom de Commission Parent. C’est cette commission qui allait proposer la démocratisation du système d’éducation au Québec et la création des centres d’éducation générale et professionnelle – les fameux cégeps, nous y reviendrons. Lors de la crise d’Octobre 1970, il décide de rompre certaines amitiés avec des libéraux fédéraux. Il passe alors du nationalisme canadien à celui québécois. Rappelons qu’il a été sous-ministre au développement culturel de 1977 à 1979 et sous-ministre au développement social de 1981 à 1983 au sein de gouvernements péquistes. Il a joué un rôle très important dans la rédaction de la Charte de la langue française au Québec (la loi 101). Des années quatre-vingt jusqu’à tout récemment, il exerce le rôle de  professeur-chercheur au Centre de recherche en droit public de la Faculté de droit.   Il prend sa retraite en 2010, à l’âge de 86 ans,  et quelques mois plus tard, on lui décerne le titre de professeur émérite.

La sociologie du changement social

Le moins que l’on puisse dire, au sujet de Guy Rocher, c’est qu’il correspond à un sociologue au parcours long et également exceptionnel par la multitude de ses points d’intérêts.  Nommons ici les objets de recherche suivants: les rapports entre l’Église et l’État; l’évolution des théories sociologiques de l’action sociale; les aspirations scolaires des jeunes Québécois; la question linguistique; la sociologie du droit; l’éthique dans le domaine de la pratique médicale; la sociologie des réformes, etc. Certains de ses ouvrages ont été traduits dans de nombreuses langues.  La grande qualité de ses travaux scientifiques en sociologie en fait incontestablement un modèle pour plusieurs. Attardons-nous un peu sur sa vision du changement social, de la sociologie du droit et de la sociologie des forces hostiles au social-réformisme.

Le changement social occupe une place de choix dans la démarche analytique de Guy Rocher. De manière plus précise, ce sont les processus qui rendent possible le changement qui l’ont grandement intéressé. Dans ses Entretiens avec François Rocher, il explique pour quelles raisons il opte pour une sociologie des réformes – et non des révolutions – pour comprendre l’évolution et les transformations des sociétés occidentales au XXe siècle en géné­ral : «  [N]ous vivons dans une période historique, en Occident, où il n’y a pas eu d’importantes révolutions. La dernière, bien sûr, c’est la révolution bolchevique de 1917. […] Cela veut dire que les changements planifiés se sont faits davantage par des réformes que par des révolutions, depuis un siècle environ. Pourquoi ? […] En général, les révolutions ont pu se produire parce que l’État faiblissait, n’était plus en mesure de résoudre les problèmes ni d’assurer le contrôle. Dans les sociétés occidentales d’aujourd’hui, nous vivons avec des États qui sont relati­vement forts, qui sont établis et dont la légitimité n’est généralement pas contestée. Et cela, parce que ce sont des États de droit, basés sur la rationalité juridique […]. Ce genre d’État de droit se prête à des réformes plutôt qu’à des révolutions. »

Guy Rocher déplore que les sociologues actifs durant les années mille neuf cent soixante et soixante-dix ne se soient pas intéressés davantage à la sociologie des réformes. Ces derniers semblaient préférer les luttes révolutionnaires comme authentique vecteur du changement social ou de la transformation sociale. N’allons pas croire cependant que Guy Rocher mésestime l’apport de Marx en regard du développement de la pensée en Occident. À Georges Khal, il dira : « Le marxisme a certainement contribué […] à la pensée du XIXe et du XXe siècles. Avec le freudisme ou la psychanalyse, le marxisme fut une des grandes révolutions intellectuelles, sociales et culturelles de la pensée occidentale moderne. Il a donné à la philosophie et à la pensée politique des bases beaucoup plus solides et beaucoup plus ancrées dans la réalité. Le grand mérite de la pensée de Marx, […] c’est d’avoir jeté un éclairage nouveau sur les relations entre la pensée, la culture et la vie matérielle, d’avoir renversé les perspectives du vieil idéalisme et mis en valeur le rôle des conditions matérielles de vie, des rapports de travail et de la technologie dans l’histoire humaine. » Rocher indiquera aussi: « Je suis ouvert à la pensée de Marx et d’Engels, mais pas à celle de Lénine. » Il reprochera à ce dernier, avec raison d’ailleurs, d’avoir instauré « un État et une société totalitaires ».

La sociologie du droit

Constatant que le pouvoir politique s’exprime, pour l’essentiel, à travers des lois, des règlements et des normes écrites qui concourent, à l’occasion, à réformer la société, Guy Rocher y va de sa contribution au développement d’une théorie sociologique du droit. C’est à l’aide des concepts de pluralisme juridique, d’ordres juridiques, d’internormativité, d’efficacité et surtout d’effectivité qu’il théorise le droit. Au sujet de ces deux derniers concepts, il énonce ce qui suit : « L’efficacité, c’est la façon dont le droit a des effets qui correspondent à l’intention de celui qui le fait, qu’il s’agisse du législateur, d’un tribunal ou de contractants. Par ailleurs, il y a ce que j’appelle l’effectivité : ce sont les effets qui n’étaient pas prévus, ou des effets à très long terme. » Il y a pour lui deux moments dans le droit : d’abord, celui où «  l’on crée le droit » et ensuite, celui « où on l’applique  ». Le concept d’effectivité est nécessaire pour comprendre comment le droit évolue. Il porte à notre attention la position que « [l]es juristes ont beaucoup d’imagination, soit pour inventer du nouveau droit, soit pour faire dire à des lois ou des règlements ce qu’on n’avait pas pensé qu’ils allaient vouloir dire  ». Le droit est « le bras de l’État » qui se prête à des « dérives ». Guy Rocher nous incite donc à rester vigilants face au droit. Celui-ci peut être sans effets réels ou se transformer en son contraire.

La sociologie des forces hostiles au social-réformisme

La vie sociale ne nous confronte pas à un changement linéaire. À l’heure où l’idéologie néolibérale triomphe et où les acquis sociaux issus de la période keynésienne sont frontalement remis en question par les gouvernements de droite qui dirigent les pays avancés, il importe de créer une nouvelle branche de la sociologie. La preuve est faite, les partis politiques qui un jour ont prôné le changement progressiste se sont permutés en forces d’inertie. L’esprit réformiste qui habitait jadis le Parti libéral s’est volatilisé. Idem pour le Parti québécois. Dans la foulée des travaux de Guy Rocher, il faut penser maintenant à une sociologie de ces forces d’inertie – des forces de résistance, comme les a appelées le sociologue – hostiles au social-réformisme. Nous devons aussi travailler à l’expansion d’une « grille d’analyse à la fois systématique et critique du droit », ainsi qu’à mettre au point une sociologie… des sociétés animales.  Invité par la prestigieuse revue Commentaire à indiquer des avenues futures de recherche pour la sociologie, Guy Rocher y est allé en effet d’une étonnante réponse qui illustre à merveille que même nonagénaire il était capable d’adopter un point de vue original. Il se disait d’avis que «  la sociologie ne s’est pas encore souciée de l’immense champ de recherche des sociétés animales, des plus petites aux plus grandes, des terrestres et des maritimes. La collaboration entre la sociologie et les savants de la faune est encore à venir ». C’est peut-être là, au sein de certaines sociétés animales, qu’il est possible de trouver la clef des rapports de coopération au lieu des rapports de combat et de compétition qui caractérisent les sociétés humaines.

Une écriture accessible

Guy Rocher est un brillant scientifique. Il est un des rares à pouvoir communiquer avec clarté dans une langue accessible au plus grand nombre. Son style d’écriture s’oppose au langage hermétique de trop nombreux sociologues nébuleux. L’étude portant sur les aspirations scolaires – l’étude du groupe ASOPE dont il était un membre important – nous en a appris beaucoup sur les raisons expliquant pourquoi certains jeunes abandonnaient l’école. Dans certains cas, la raison principale résidait dans le fait que le personnel de l’école et certains parents demandaient à leurs enfants : « Que vas-tu faire à la fin de tes études ? ». La fin des études correspondait ici au secondaire 5. Les résultats de cette recherche nous ont permis de comprendre que la réponse à certains faits sociaux ne résidait pas uniquement dans un cadre théorique élaboré au XIXe siècle ou dans les écrits d’universitaires localisés dans la tour d’ivoire des institutions prestigieuses. Guy Rocher n’adhère pas au déterminisme à la manière d’Émile Durkheim. Il est d’avis que la découverte sociologique est à la fois le résultat d’une intervention de la société sur elle-même et implique également de reconstruire le tout dans les gestes et les paroles des individus concernés par le phénomène à l’étude.  Inspiré en cela par Max Weber, Guy Rocher a pratiqué le constructivisme sociologique bien avant que celui-ci soit de mise dans la recherche actuelle.

En écoutant ou en lisant Guy Rocher, nous nous retrouvons avec un scientifique qui tient des discours ou qui rédige des textes invitant à douter des théories doctrinales. Sa démarche nous incite fortement à analyser et à nuancer ce qui mérite de l’être. La pensée de Guy Rocher s’éloigne d’un manichéisme simpliste ou des oppositions élémentaires et souvent binaires.

L’acteur social

Comme mentionné plus tôt, Guy Rocher a été un membre très actif de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec. C’est elle qui a osé proposer rien de moins que la démocratisation de l’éducation – à travers la création d’un ministère portant le même nom -, la laïcisation des institutions d’enseignement, l’égalité des chances entre les sexes et les groupes linguistiques, l’accessibilité du plus grand nombre, l’élargissement de la gratuité à tous les niveaux, la régionalisation de certains services, la création d’une université d’État, etc.. Les travaux de cette commission ont obligé les membres de la classe dirigeante à effectuer une panoplie de réformes qui ont été porteuses de mutations sociales profitables aux femmes et aux personnes issues de familles modestes. Ce sont maintenant plus de 2 millions de personnes qui ont fréquenté un établissement scolaire postsecondaire au Québec, soit autour d’une personne adulte sur quatre; ce qui s’avère considérable pour une société qui affichait le taux de scolarisation le moins élevé en Amérique du Nord en 1961.

C’est grâce aux travaux des membres de la Commission Parent et aux audacieuses propositions de réformes contenues dans leur rapport qu’il y a eu, durant les années soixante, la création d’une kyrielle de nouvelles institutions scolaires au Québec – telles que les polyvalentes, les cégeps et aussi le réseau de l’Université du Québec-. En bref, la création de plusieurs dizaines d’établissements d’enseignement susceptibles de permettre au plus grand nombre qu’aux garçons de développer leurs aspirations scolaires et de pouvoir poursuivre leurs études en s’endettant le moins possible.

Guy Rocher a donc osé rêver l’amélioration de la population du Québec grâce à l’instruction, ce qui supposait un système d’éducation public, accessible et gratuit de la prématernelle jusqu’à l’université.  Mais Guy Rocher c’est plus qu’un ex-membre de la Commission Parent, c’est aussi un grand intellectuel inspirant et, comme il le confiait à sa fille Anne-Marie, « un battant ».

Durant certaines grèves de ses collègues universitaires, il n’a d’ailleurs pas hésité à prendre parti en leur faveur. Tout en étant attaché à l’Université de Montréal, il a demandé en 2009 à la ministre de l’Éducation de l’époque, madame Michelle Courchesne, de financer adéquatement l’UQAM. Que dire de ses interventions lors des grèves des professeurEs de l’Université Laval et de l’Université du Québec à Montréal en 1976-1977? À cette époque, il a été un sous-ministre du développement culturel qui n’a pas eu peur d’ouvrir la porte de son bureau aux présidents de syndicats, alors que le ministre de l’Éducation préférait de son côté entendre le seul point de vue des recteurs de ces universités désertées pendant plus de 15 semaines.

Guy Rocher et la curiosité

Lors d’une intervention au Collège Montmorency, Guy Rocher a déclaré qu’il existait deux sources d’accès au bonheur : la curiosité et l’adhésion à une cause susceptible de modifier l’organisation de la vie dans la Cité. C’est en effet l’étonnement ou la curiosité, si vous préférez, qui le conduit depuis fort longtemps dans la voie de la résolution de l’énigme du changement social. Sans la curiosité, il n’y a pas, selon lui, de connaissances susceptibles de nous permettre de comprendre le monde ou ses phénomènes concrets et de trouver des voies qui mènent à la résolution du changement raisonné. Pourquoi les filles et les garçons n’ont-ils pas accès aux mêmes programmes de formation scolaire et universitaire? Pourquoi les francophones, les autochtones, les allophones subissent-elles et subissent-ils des discriminations face aux anglophones? La quête du savoir ou de la connaissance chez Guy Rocher puise incontestablement dans une forme de stupeur devant le monde tel qu’il se présentait ou se dresse devant lui. C’est la persistance de son étonnement, tout au long de sa longue vie d’adulte, qui lui a permis de continuer à interroger d’une manière franche et authentique le monde dans lequel nous sommes et retrouvons à la fois des personnes voulant le garder intact et d’autres contribuant à le refaçonner.

Devant la vie de Guy Rocher, Sénèque aurait probablement modifié certains passages de son livre intitulé Sur la brièveté de la vie.

Un homme actif au sein de sa société jusqu’à quasiment son dernier souffle

Guy Rocher a été sollicité jusqu’à ses toutes dernières années de sa vie pour donner son avis sur certains enjeux majeurs de notre avenir collectif. Jusqu’à tout récemment, il a rédigé des mémoires et fait des présentations à l’Assemblée nationale. Il nous a montré que ’il était possible d’intervenir, même en tant que nonagénaire et jeune centenaire, dans les débats avec intelligence et passion. Il nous a démontré en plus que la vie peut être heureuse pour celles et ceux qui savent jouir pleinement de leurs ressources personnelles. Pour lui, il importait de toujours rester curieuses et curieux devant la réalité, et d’adhérer à un certain nombre de causes à défendre.

Homme du XXe et du premier quart du XXIe siècle, Guy Rocher fait partie des personnages d’envergure qui ont façonné notre existence collective lui qui en a été un acteur majeur durant au moins 75 années de sa longue vie. 

Une vie qui a contribué à changer – en partie – le monde

Personnellement, quand je regarde la vie de Guy Rocher, je retiens la perspective d’analyser, dans le cadre d’une démarche rigoureuse et originale, notre monde en vue de le changer en fonction des intérêts du plus grand nombre. Guy Rocher est pour moi un sociologue et un citoyen qui s’est mis au service des membres de la société en nous suggérant fortement d’envisager la nécessité de s’enrôler socialement et politiquement, d’abord en observant notre monde, ensuite en identifiant les injustices et finalement en s’engageant dans la voie du changement afin de combattre les discriminations intolérables entre les sexes, les oppressions inqualifiables entre les groupes ethniques et culturels ainsi que les exclusions inacceptables des groupes minoritaires ou exploités.

Pour conclure

De tout ce qui précède, deux mots minimalement me viennent en tête : générosité et inspiration. Le professeur Guy Rocher a été un être profondément généreux. Il a beaucoup donné aux autres et a longtemps été disponible pour continuer à donner. Il a démontré qu’une personne, même centenaire, pouvait entreprendre avec passion ce qu’elle avait le goût de faire. Contrairement à ce que suggère Sénèque, Guy Rocher a été la preuve que même à un âge avancé il n’est pas nécessaire de se retirer de la scène publique. Incontestablement, il y a beaucoup de lui dans ce que nous sommes.  Son enseignement et ses travaux ont été une source d’inspiration pour de nombreuses personnes qui ont décidé d’inscrire leurs recherches dans le sillage de sa démarche originale.

Guy Rocher n’est plus.  Sa voix s’est éteinte et ses yeux sont maintenant fermés à tout jamais.  Il nous reste par contre ses voies analytiques et son regard sociologique pour continuer à observer et à analyser le monde dans lequel nous sommes en vue de le transformer au bénéfice du plus grand nombre.  Nous pouvons certes poursuivre son œuvre dans ce que j’appelle : « La voie de ses regards… » 

Yvan Perrier

Chargé de cours en relations industrielles à l’UQO

Sources :

Duchesne, Pierre. 2019.  Guy Rocher : Voir – Juger – Agir. Tome I (1924-1963) ; Montréal : Québec / Amérique, 458 p..

Duchesne, Pierre. 2021. Guy Rocher : Le sociologue du Québec. Tome II (1963-2021). Montréal : Québec / Amérique, 618 p..

Kahl, Georges.  1989.  Guy Rocher :  Entre les rêves et l’histoire.  Entretiens avec Georges Khal.  Montréal : VLB éditeur, 232 p..

Lemay, Violaine et Karim Benyekhleh.  2014.  Guy Rocher : Le savant et le politique.  Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 243 p..

Rocher, Anne-Marie.  2002.  Guy Rocher : Un sociologue militant.  VHS.  Productions Testa et le Centre de Banff. 

Rocher, François.  2010.  Guy Rocher : Entretiens.  Montréal : Boréal, 243 p..

Saint-Pierre, Céline et Jean-Philippe Warren (dir.).  2006.  Sociologie et société québécoise : Présences de Guy Rocher.  Montréal : Les Presses de l’Université de Montréal, 319 p.;