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OPINION – Mars 2020, le premier ministre du Québec nous annonce que le virus de la COVID-19 nous oblige à accepter l’imposition d’un certain nombre de mesures restrictives à notre liberté de mouvement et de circulation.

La population du Québec est invitée à se mettre sur pause pour, dans un premier temps, « quinze jours », puis, dans un deuxième temps, « trois semaines » et ensuite pour une durée indéterminée. Depuis deux ans, nous avons connu une période de confinement, de déconfinement, de reconfinement et en ce moment de relâchement de certaines mesures restrictives. Tout en nous demandant depuis deux ans d’accepter divers sacrifices, François Legault s’est mis à nous parler de « lumière au bout du tunnel » dès le mois d’avril 2020. Il n’y a aucun mal à utiliser cette analogie, mais il aurait été préférable de numéroter les tunnels et d’aviser la population que ce n’est pas le dernier qui vient d’être franchi.

Bref, depuis plus de 23 mois maintenant, il y a des personnes qui ont le sentiment que malgré la totalité des efforts demandés, acceptés et suivis par la vaste majorité de la population du Québec, tout cela ne sert plus à rien. Et c’est ainsi que se mettent à augmenter les rangs d’une opposition pluri-composite aux mesures sanitaires. Une opposition qui exige la levée des mesures restrictives sans tenir compte des conséquences qui en découleraient pour la santé, la vie et les pressions additionnelles sur les services de la santé[1].

Nous sommes à quelques semaines de l’an trois de la COVID-19. En deux ans nous sommes passés à travers cinq vagues. Le nombre de personnes infectées au Québec s’élève maintenant à plus de 875 000 personnes, soit 1 personne sur 10. Pour ce qui est du nombre de décès, il est de 13 420[2]. Le bilan pourrait être pire. Bien pire même. Comptons-nous chanceux d’avoir vu apparaître en aussi peu de temps la première version d’un vaccin hélas disponible quasi exclusivement aux populations des pays du Nord. Au moment où nous écrivons les présentes lignes, le mouvement d’opposition aux mesures sanitaires gagne des adeptes au Québec (et pas uniquement ici). Ces personnes commencent à manifester leur opposition aux mesures de protection sanitaires de manière de plus en plus bruyante et menaçante. Se pose par conséquent les questions suivantes : comment qualifier le présent moment ? Sommes-nous sur le point de vivre une crise sociale faisant partie de la dernière phase pandémique ?

Anarchie ou Anomie ?

Si les fondements de l’anarchisme, entre autres sous les Bakounine et les Proudhon, revendiquent une révolution dans l’abandon de l’État, voire dans le but de proposer une nouvelle réalité selon laquelle toute population serait affranchie des structures d’autorité, chose certaine nous ne sommes pas en présence actuellement d’un mouvement qui déboucherait sur une telle contestation frontale d’un système d’ordre. Bref, la situation ne s’apparente pas à l’avènement d’une société nouvelle qui aurait pour nom l’anarchie. Mais il faut bien comprendre les contradictions qui entourent la notion. Si certains groupes perçoivent dans l’anarchie l’antithèse parfaite de l’absolutisme et, par conséquent, l’avenue souhaitée d’une existence à vivre dans une totale liberté, leur définition doit toutefois éviter d’être associée aisément à Bakounine et à Proudhon qui prêchent plutôt l’anarchisme.

Pour ces deux penseurs, l’affranchissement de l’autorité ne signifie aucunement l’abandon des structures ni de l’esprit collectif. À vrai dire, des communautés libres, organisées et décentralisées représenteraient les bases de la société qu’ils proposent. Selon Proudhon (1851, p. 143), le gouvernement « est le principe et la garantie de l’ordre social » en raison du fait que le sens commun y adhère comme étant une vérité indéfectible. Et en critique au libéralisme de son époque, il pose une question et apporte lui-même une réponse en ces termes : « Quel est le principe qui régit la société actuelle ? Chacun chez soi, chacun pour soi ; Dieu, LE HASARD pour tous » (Proudhon, 1851, p. 62). À la fois Proudhon critique le gouvernement, sa structure hiérarchisée et autoritaire profitable à une minorité, et le régime économique libéral qui tend davantage au hasard, à l’égoïsme et aux inégalités. Que souhaite-t-il donc au juste ? Restructurer la vie sociale sous une autre forme de gestion de la liberté. Pour lui, le travail devient le salut recherché, un travail dit coopératif ou collaboratif en tout point de vue. Mais il n’est aucunement question ici du communisme. Proudhon (1846, p. 385) exprime clairement la distinction à apporter : l’anarchisme libère de la propriété et des contraintes sociales y afférentes en vue de l’avènement d’une communauté inédite, tandis que pour le communisme, « la communauté, c’est la propriété », d’où une autre forme d’absolutisme. Alors, n’y a-t-il pas une contradiction majeure avec l’absence de normes et la liberté absolue revendiquées par les partisan.e.s de l’anarchie ?

Dans les circonstances présentes, il faudrait plutôt regarder vers une étape préliminaire, à savoir l’anomie, puisqu’un prolongement d’un état d’anomie peut créer une anarchie si aucun moyen n’est pris pour ramener la cohésion sociale. Par contre, il importe de considérer également l’impact des transformations sur les normes sociales coutumières qui peuvent occasionner une forme de dissonance cognitive susceptible de générer des tensions, voire même une crise. Nous sommes d’ailleurs confrontés à un moment où ce sont les normes sociales que veulent imposer les autorités sanitaires et politiques qui ne semblent plus susciter l’adhésion d’une frange importante de la population. Nous traversons un moment où des individus préfèrent se gouverner à même leur système de croyances, plutôt qu’à partir des connaissances scientifiques. Aux yeux de certaines personnes, il n’y a pas une vérité scientifique, mais des vérités variables, relatives, concurrentes et disparates. Le modèle de conduite proposé par les autorités sanitaires ne les convainc pas. La période actuelle s’apparente donc plus nettement à de l’ « anomie », comme nous le suggérons, c’est-à-dire une période où les lois et les décrets sont ouvertement et frontalement contestés. Un moment où des personnes défient ouvertement les règles sociales à suivre pour protéger la vie et la santé, la sienne et celle des autres. Un moment où la déviance face aux ordres impératifs de l’État s’exprime ouvertement au grand jour. Il y a un déséquilibre en ce moment entre les besoins suscités chez les individus par la société et les moyens que cette dernière offre pour les satisfaire. Un moment durant lequel les gestes de non-intégration des normes sociales explosent et s’exposent advienne que pourra. Nous traversons un moment où le lien entre l’individu et la société commence sérieusement à s’effriter et à se désagréger. Pour les opposantEs aux mesures restrictives, il faut revenir au plus vite, selon eux et elles, à la mise en place d’une seule règle, celle du « Tout est permis ».

Émile Durkheim (2013[1893]) s’inspire d’Espinas pour souligner l’effet pervers de la division au sein d’une population qui subit ainsi une dispersion de ses facteurs cohésifs au point de perdre, à l’extrême, sa solidarité interne. À l’inverse, l’état d’anomie est impossible à envisager dans une société dont les institutions (ou organes) sont en contact suffisant pour créer une interdépendance reproductible entre les individus. D’une certaine manière, Durkheim illustre une autre contradiction, alors que l’individualisme, vanté comme un idéal d’union et d’équilibre entre la société et chacun.e de ses membres, contribue en même temps à un effet paradoxal, c’est-à-dire l’état d’anomie susceptible d’affaiblir les organes de solidarité qui régissent l’ensemble. À ce moment-là une instabilité sociale apparaît, voire une situation de tension et de crise qui nécessite une intervention pour ramener la cohésion.

Cela étant précisé, qu’est-ce qui peut bien nous avoir conduits à la présente situation ? Possiblement l’approche retenue jusqu’à maintenant par le premier ministre François Legault. Au départ, il nous a fait accroire que nous n’en avions que pour une courte période. Courte période qui s’est prolongée avec l’annonce en simultanée de cette lumière au bout du tunnel. S’ajoute à cela qu’à l’automne dernier, il nous disait à peu près ceci : « plus la population sera vaccinée en grand nombre, plus vite et plus tôt les restrictions seront levées » (nous citons de mémoire). Alors qu’Omicron commençait à faire des ravages en Europe, François Legault déclarait : « faites vacciner vos enfants de 5 à 11 ans et vous pourrez célébrer Noël en groupe de 20 à 25 personnes ». Bref, François Legault et les ministres du gouvernement du Québec qui occupent le devant de la scène médiatique ont privilégié jusqu’à maintenant une approche pédagogique qui focalise notre regard sur des sacrifices à accepter à court terme. Il s’agit d’une approche nettement inadéquate qui n’est pas du tout adaptée à la dangerosité temporelle de la pandémie. Petit rappel historique : l’Influenza a duré et perduré pendant plus de trois ans. Loin de nous l’idée de jouer aux devins, mais tant et aussi longtemps que la population mondiale ne sera pas pleinement immunisée, de nouveaux variants sont susceptibles de voir le jour. Vous connaissez les conséquences qui en découlent pour la santé des individus, leur vie et n’oublions pas le poids à supporter pour le système de la santé. N’est-il donc pas préférable, dans les circonstances, d’accepter une intervention proactive de l’État en matière de santé collective plutôt que de souhaiter un retour à la liberté qui, pour certains groupes, devrait aller jusqu’à l’anarchie ? Chose certaine, la tension actuelle expose des contradictions entre les normes sanitaires et l’ensemble des normes sociales auxquelles nous étions accoutumées. L’état d’anomie perceptible peut alors être contenu par une volonté de rassembler plus que de diviser, pour ainsi éviter l’escalade vers une crise et des débordements pouvant laisser présager des comportements propres à l’anarchie.

Conclusion

Il y a des individus en ce moment qui minimisent l’ampleur des conséquences de la COVID-19 sur la santé et la vie de tout un et chacun. Des personnes demandent à pouvoir agir sans restriction à respecter, et ce, en pleine pandémie. L’histoire nous enseigne que les virus cessent de se répandre lorsqu’ils ne trouvent plus preneurs où proliférer. Pour atteindre l’immunité, les moyens sont plutôt limités : il y a les personnes décédées, les réchappées et l’immunisation qui peut s’acquérir grâce à un vaccin.

L’erreur jusqu’à maintenant a été de nous faire croire qu’avec un pourcentage élevé de vaccination la vie normale serait de retour au Québec, alors que ce sera uniquement le cas une fois que 80 à 90 % de la population mondiale s’y soumettra.

Pour éviter de s’aventurer plus à fond dans l’anomie, il est temps de remettre les pendules à l’heure.

Guylain Bernier
Doctorant
Sciences sociales
UQO

Yvan Perrier
Chargé de cours
Relations industrielles
UQO

[1] Il ne faut pas oublier que depuis le début de cette pandémie, le gouvernement Legault ne cesse de renouveler automatiquement à tous les dix jours le décret sur la situation d’urgence sanitaire. Ce qui lui donne les pleins pouvoirs pour contourner les dispositions des conventions collectives dans plusieurs lieux de travail, dont les établissements de la santé où le personnel tient à bout de bras un réseau qui n’était pas équipé pour affronter la présente situation d’urgence.

[2] https://news.google.com/covid19/map?hl=fr-CA&mid=%2Fm%2F0d060g&gl=CA&ceid=CA%3Afr. Consulté le 5 février 2022.