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OPINION – Il est à toutes fins utiles impensable d’étudier ou d’analyser le syndicalisme sans le mettre en relation avec le développement du capitalisme et la présence dans la société de l’État. Le syndicalisme est, qu’on le veuille ou non, un phénomène social largement conditionné par l’activité économique, la vie politique et l’expansion ou la contraction de l’interventionnisme étatique dans la société. En ce cinquantième anniversaire du Front commun intersyndical, le moment est bien choisi pour relater quelques épisodes historiques qui ont contribué à son apparition.

Soulignons que le combat de la composante syndicale du mouvement ouvrier s’est structuré pour l’essentiel autour de la conquête et la reconnaissance par les employeurs et par l’État de trois grands droits : le droit d’association syndical, le droit de négocier les conditions de travail et de rémunération et le droit de faire la grève. Depuis la fin du XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, ces droits ont tantôt été niés, tantôt plus ou moins reconnus par les personnes qui détenaient les entreprises ou qui dirigeaient l’État.

L’année 1944 en est une importante au Canada et au Québec, notamment en matière de législation ouvrière. C’est en effet cette année-là que les gouvernements canadien (via un décret) et québécois (à travers l’adoption d’une loi) accordent une certaine reconnaissance institutionnelle au mouvement syndical organisé. C’est également au sortir de la Deuxième Guerre mondiale que se met en place (à une vitesse très variable) dans les pays capitalistes développés d’Amérique du Nord, d’Europe de l’Ouest et du Japon, la « Société de consommation ». Au sein de ce type de société, le mode de rémunération dit fordiste domine. La rémunération des salariéEs est liée, dans les entreprises privées syndiquées, aux gains de productivité et les salaires permettent d’accéder à l’achat des biens de consommation suivants : des appareils électriques, une automobile et pourquoi pas un bungalow. Durant les Trente glorieuses, toujours dans ces pays qui se déploient sur trois continents, à quelques exceptions près, le taux de chômage annuel est bas et le niveau de vie de plusieurs membres de la classe ouvrière s’améliore. Le secteur moteur de la création d’emploi est résolument celui des services, qui est hélas peu syndiqué et dont la main-d’œuvre est moins bien rémunérée. Ce secteur recrute une brigade de travailleuses qui seront surexploitées.

Il faut rappeler ici que durant les quinze premières années des Trente glorieuses, nous sommes en présence au Québec d’un gouvernement hostile à la pleine reconnaissance d’un véritable régime de libertés syndicales pour les personnes salariées. De 1944 à 1959, le gouvernement de Maurice Duplessis adopte une politique de répression ouverte à l’endroit des syndiquéEs des secteurs privés ou des hôpitaux et écoles qui oseront se mettre en grève. À partir des années soixante, le Québec entre dans ce qui a été appelé la Révolution tranquille. Après avoir déclaré, en 1962, « La Reine ne négocie pas avec ses sujets », Jean Lesage fera volte-face. En 1964-1965, le gouvernement du Québec modifiera, suite à de nombreuses pressions syndicales, les lois du travail. Il est contraint d’étendre aux salariéEs des secteurs public et parapublic un régime de liberté syndicale similaire à celui en vigueur dans l’entreprise privée.

Les deux premières rondes de négociation avec l’État employeur (1964-1965 et 1968) font ressortir les deux particularités suivantes : dans un premier temps, les salariéEs syndiquéEs négocient en rangs dispersés face à leur employeur, ce qui joue nettement à l’avantage du gouvernement et, dans un deuxième temps, lors de la ronde de négociation de 1968, l’État patron impose à la partie syndicale sa politique salariale sans avoir eu à la négocier. Marcel Pepin trace le bilan de ces deux premières rondes de négociation avec l’État patron de la manière suivante : « La première ronde a été marquée par des avancées syndicales ; la deuxième ronde a été plus décevante mais elle a été un tournant pour le futur puisque le front commun y a pris sa source[1] ». Mais « Front commun », qu’est-ce à dire ?

Le Front commun intersyndical de 1971-1972

La ronde de négociations de 1971-1972 dans les secteurs public et parapublic au Québec s’amorce dans le contexte d’une contestation radicale du rôle de l’État. Les centrales syndicales publient des manifestes (Ne comptons que sur nos propres moyens (CSN), L’État rouage de notre exploitation (FTQ), L’école au service de la classe dominante (CEQ)) dans lesquels l’État et ses appareils y sont décrits comme une superstructure qui met ses moyens d’action au service de la classe dominante. Pepin rappelle également trois événements qui ont facilité le rapprochement et le travail en commun entre les dirigeants syndicaux à l’époque : la Crise d’octobre 1970, l’Assurance-maladie en 1970 et la grève de La Presse en 1971 (Pepin, 1985, p. 22-24). Les alliances intersyndicales nouées lors de ces trois événements ont favorisé « un certain rapprochement des personnes, des organisations. Ce qui a pu faciliter le grand rendez-vous de 1972 » (Pepin, 1985, p. 23).

Lors de cette négociation de 1971-1972, le gouvernement veut imposer sa politique salariale à ses employéEs syndiquéEs. Cette politique ne peut aller à l’encontre de ses objectifs fiscaux et budgétaires. Les conditions de travail et de rémunération de ses salariéEs doivent être tout au plus comparables à ce qui existe sur le marché du travail dit privé. Du côté syndical il en va un peu autrement. Pour cette ronde de négociation, les grandes organisations syndicales (CEQ, CSN et FTQ) s’unissent dans le cadre d’un Front commun qui regroupe plus de 210 000 syndiquéEs[2]. Le but du Front commun vise à discuter et à négocier la part du budget que l’État doit consacrer à la rémunération et aux avantages marginaux des salariéEs syndiquéEs des secteurs public et parapublic.

L’État employeur cherche à poursuivre l’entreprise de normalisation des structures salariales entreprise à la fin des années 1960. À la fin du mois de mars 1971, il dévoile les principes et règles à la base de ses propositions salariales. Au niveau salarial, il prévoit ceci : « Niveau de rémunération fondé sur la moyenne généralement observée au Québec pour des emplois identiques ou analogues » (Gouvernement du Québec, ministère de la Fonction publique, mars 1971, 20 p.)[3]. Du côté syndical, le Front commun intersyndical revendique ceci : « Obtention d’un salaire de base minimum de $100. Dollars par semaine ; […] Obtention d’un % d’augmentation tenant compte de l’augmentation du coût de la vie et de la productivité, pourcentage fixé à 8 % » (Dubé, 1974, p. 27-28)[4].

Le choc, entre ces deux visions opposées, va donner lieu à l’explosion d’un conflit social d’une ampleur inédite au Québec. Et le contexte le justifie bien. Cette réaction sociale n’est pas étrangère à ce que certainEs sociologues appelleraient le « réveil » de la population québécoise face à sa position dans le monde, dans une prise de conscience de sa propre situation et dans l’adhésion à une nouvelle fierté, à savoir le signe avant-coureur d’un nationalisme unique qui fera des échos dans les années qui suivront. Ce nationalisme québécois, nourrit par une rhétorique de la gauche, alors que les francophones de la province ont subi et subissent encore une forme de répression, se transpose sur le gouvernement qui, comme nous l’avons dit, est perçu comme un organe favorable aux mieux nantis considérés comme étant majoritairement anglophones.

La grève du Front commun de mars et avril 1972

La lutte s’enclenchera, lors de cette ronde de négociation, autour de la question de la table centrale qui n’avait pas été prévue sur la Loi du régime des négociations collectives dans les secteurs de l’éducation et des hôpitaux. Ce ne sera qu’après la tenue d’un vote où les syndiquéEs rejettent à plus de 70 % les offres du gouvernement, que celui-ci consentira à mettre en place une table centrale sans statut juridique réel. Fin mars et début avril, les syndiquéEs recourront à la grève (d’abord un 24 heures d’arrêt de travail [le 28 mars] et, ensuite, une grève générale illimitée[grève qui sera déclenchée le 11 avril et qui durera onze jours)[5]. Pour mettre un terme au débrayage massif des syndiquéEs des secteurs public et parapublic, le gouvernement adoptera, le 21 avril, le projet de loi 19 et fait émettre des injonctions à l’endroit des grévistes qui n’ont pas respecté les services essentiels. Les trois présidents des centrales syndicales seront, pour leur part, condamnés ex parte à un an d’emprisonnement pour avoir encouragé les syndiquéEs à défier les injonctions. L’emprisonnement des dirigeants et de militants syndicaux donnera lieu à la « Grève générale de mai 1972 ».

Si le projet de loi 19 vient mettre un terme au conflit ouvert entre l’État et ses syndiquéEs, il ne met pas un terme à la négociation qui, elle, permettra un certain nombre de gains syndicaux : notamment le 100 $ minimum et une clause d’indexation qui, contrairement aux attentes, s’avérera fort profitable compte tenu de la spirale inflationniste qui s’emparera de l’économie, et également la reconnaissance de la table centrale qui permettra la négociation de la masse salariale et la création d’un nouveau régime de retraite pour les employéEs du gouvernement et des organismes publics (le RREGOP) dont le partage des coûts est le suivant : 7/12 pour l’employeur et 5/12 pour la personne salariée (Dubé, 1974, p. 87 à 101). Dans l’ensemble, le résultat de la négociation est nettement à l’avantage de la partie syndicale. Deux groupes se verront décréter leurs conditions de travail : les enseignantEs de la CEQ et de la FNEQ. Le Front commun sort de cette ronde de négociation un peu effrité. Le SFPQ et le syndicat d’Hydro-Québec ont déserté les rangs syndicaux et ont décidé qu’ils négocieraient dorénavant de manière isolée.

Et après…

Après cette ronde de négociation tumultueuse, il y aura d’autres face-à-face avec l’État patron. D’autres négociations qui donneront lieu à des affrontements majeurs (en 1982), à l’adoption de lois spéciales ou de décrets ayant pour effet d’imposer les conventions collectives. Les négociations, qui arrivent après le Front commun de 1971-1972, vont se dérouler dans un contexte caractérisé par la fin des Trente glorieuses et le début des Années douloureuses… La clause de l’indexation des salaires a commencé à s’effriter à partir de 1979 et sera carrément retirée par l’État employeur en 1982-1983. Depuis, en faisant un saut qualitatif volontaire, il y a eu des années de faible taux d’inflation et, à partir de 2021-2022, la reprise d’une nouvelle poussée inflationniste qui aura peut-être pour effet de ramener l’enjeu de la pleine protection du pouvoir d’achat comme enjeu central à la table de la négociation dans les secteurs public et parapublic. Ce serait une belle manière de boucler l’histoire…

Guylain Bernier

Yvan Perrier